Ni voyeur, ni voyant
Si, du rôle qu’a joué la « fenêtre » dans la peinture l’on ne garde que les deux propositions historiques les plus récentes à savoir celle de Matisse et celle des surréalistes, on peut analyser calmement le travail de Gérard Thalmann. Plus que l’espace « intérieur » matissien, inventaire codé d’un lieu réel, plus que l’espace « extérieur » surréaliste, association descriptive d’un lieu inventé, c’est l’espace même du passage entre les deux lieux qui passionne Thalmann ; ce peut être aussi bien le châssis support d’une toile et cette toile même, que le châssis support d’une fenêtre et par conséquent cette fenêtre. Le lieu bien défini pour lui, offre toute liberté soit de coller à une réalité immédiate, politique par exemple, avec volonté d’en témoigner par les moyens propres à la peinture, c’est-à- dire de réagir à… par la peinture sur la toile, soit de réfléchir, ce qui n’est pas hors du réel, à ce qu’est la peinture actuellement et d’essayer d’avancer dans une théorie « peinte » du signe perçu, donné, reçu.
Proche aussi bien de Giacometti que de Nazim Hikmet, de Ritsos que de Gato Barbiéri par la façon de dire, Thalmann choisit son vocabulaire dans son environnement immédiat et son vécu affectif, social, géographique, sans jamais raconter tout, il importe pour lui que chaque signe trouve ou retrouve une indépendance. Il évite ainsi par la possibilité offerte de lecture à plusieurs niveaux, d’opérer une discrimination des spectateurs, entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ( et cela pas seulement dans le sens du « savoir intellectuel » ) puisque le signe peut être perçu pour ce qu’il est concrètement : un morceau de couleur ; pour ce qu’il représente, une rose ; pour ce qu’il symbolise, un cœur ; et enfin pour ce qu’il provoque comme associations intellectuelles ou visuelles, concrètes ou abstraites. Rien de neuf en somme. Inquiet, Thalmann l’est, hésitant entre la plume et le pinceau, entre théorie et pratique pour travailler le plus clairement possible, pour viser l’efficacité que doit posséder toute production, fut-elle esthétique ou non ( cette notion d’efficacité n’est certainement pas une valeur reconnue et première pour la plupart des historiens d’art tant il faudrait, alors qu’ils s’interrogent sur la notion de chefs-d’œuvre ! ). Gérard Thalmann poète est peintre, il vit à Genève.
Marie Claude Beaud
Extrait du catalogue de l’exposition
Galerie Anton Meier, Genève, 1976.
Théorie peinte, fenêtre/peinture N.D., acryl sur toile, 162 x 130 cm, 1980, Gérard Thalmann.
Sans titre, acryl sur toile, 34,5 x 26,5 cm. 1976
Fenêtre / Peinture, acryl sur toile, 57x46cm, 1977
Fenêtre/peinture ( vue de la fenêtre, 79 boulevard Carl Vogt, Genève ), acryl sur toile, 59x47cm, 197
Quelle mémoire pour quel futur ?
Thalmann a peint la mort d’Eschyle par mémoire et par anticipation, à partir des images réelles du passé et celles, fictives mais possibles, de l’avenir. Nous avons perdu la mémoire de l’être selon Heidegger. Plus, nous avons perdu celle de la « nature humaine » qui fut celle des tragiques grecs, six siècles avant notre ère. Eux-mêmes commençaient à perdre celle du Héros. Que nous reste-t-il du passé ? Avec quelle mémoire allons-nous affronter l’aventure de l’espace, du futur ? Thalmann réveille l’Utopie sans laquelle l’être de l’homme risque de sombrer dans la technicité.
L’homme assiste peut-être à sa propre mort à l’échelle planétaire. Thalmann a la vision cosmique de l’ère des médias. Elle lui permet un abord peu conventionnel de la peinture politique autour de la principale question économique aujourd’hui : que devient la maîtrise de la nature, ce que l’on appelait il y a si peu de temps encore le progrès ?
Les dessins et les tableaux sont devenus les amples traces interrogatives suscitées par plus d’un an de rêverie et de travail, de lecture et de peinture. Chacun apporte des matériaux, bruts dirait-on, à la construction d’une mise en scène. Il s’agit s’une peinture théâtrale, parfois emphatique.Cette excentricité vient de la rapidité de la résolution chez l’artiste et de la résistance des moyens picturaux. Thalmann, grâce à sa grande virtuosité, vit la contradiction de manière assez spectaculaire. Il a quelque chose du jazzman.
Il a de plus une culture picturale « tendue » et très critique qui l’a amené à vouloir dépasser la bidimensionalité dont la peinture, quoiqu’on fasse, demeure toujours prisonnière, par l’invention d’une « espèce de perspective » poétique. Une poésie très mentale par son style distancié, abstrait. La métaphore est généralement mise en sourdine, presque absente, créant ainsi l’impression d’un « au-delà » dans l’instant. Cette dimension, chacun peut la recréer pour lui-même. Les systèmes d’entrée narratifs et picturaux dans le champs de l’œuvre sont assez ouverts pour laisser le spectateur décider à son tour.
Richard Crevier
Extrait des catalogues de l’exposition de Sèvres, 1982, et de l’exposition 6 artistes, de Genève à Zurich, 1983.
La Mort d’Eschyle,acryl sur toile, 100 x130 cm, 1981
Nostalgie des origines ( la lyre tortue), acryl sur toile, 97x130cm, 1981, 2010pour les étoiles.
Les Trois coups, ( Eschyle ), acryl sur toile, 162 x 195 cm, 1981 - 1982
La mémoire musicale de Thalmann
En un sens, l’éclat de ces notes acryl, la mélodie des lignes, la cadence des formes, font penser aux Tableaux d’une exposition retouchés par Ravel, et aux Histoires comme ça de Kipling. Est-ce si surprenant ? Ce Piéton de Paris parti de Genève n’a jamais procédé que par fugues et variations. Et derrière la pantomime et la frime exaltée, il a toujours adoré les contes et légendes.
En principe, je peins en ouvrant la radio. Quand j’arrête, la musique a passé dans le travail. Je ne l’ai pas entendue. Elle doit faire un effet physique, comme un tableau, pour agir mentalement. Construction compliquée qui demande réflexion, imagination. C’est Le Sacre du printemps, Stravinski. Ce qu’on nomme art brut n’existe pas. L’art est aérien…
– Raison pour laquelle il y a tant d’oiseaux ?
– Les oiseaux, c’est pratique. On peut les mettre n’importe où sur la toile, en haut, en bas, à droite… Je me souviens des mouettes qui ont fasciné mon enfance…
– Et les éléphants ?
– J’en dispose aussi librement. Ils représentent la mémoire du monde. Et ça trompe. Ils appartiennent à l’histoire de la peinture dès les origines. Leur malice est légendaire. Dans La longue marche vers l’humanité avec éléphants, je rend hommage à Giacometti.
Paradoxe permanent, Thalmann multiplie les références, les liaisons dangereuses, les anachronismes, avec la merveilleuse intelligence de ce métier qui a l’air improvisé. On pense aussi à Matisse, à Dufy.
Il est peut-être intéressant de savoir que ses écrivains de prédilection furent Malcolm Lowry, Malraux et les surréalistes, les clés de Breton, les masques d’Aragon. Et la politique ?
– Avant de quitter Genève, je n’ai pas été élu. Tant mieux pour mon parti ! Il aurait perdu encore plus de voix. Contrairement à Haldas, je ne crois pas au ciel. Je dirais comme Athéna, ni anarchie, ni despotisme, telle est la maxime que je conseille, et aussi de ne point bannir toute crainte de la ville. Car, quel mortel reste juste s’il ne redoute rien, quel peintre, s’il ne doute de rien.
L’enchantement avec Thalmann, c’est qu’il ne laisse ni l’esprit, ni l’œil en repos. Son camarade espagnol, Eduardo Arroyo, manager d’Al Brown, ne l’appelle-t-il pas le Telemann de la peinture ?
Ses métamorphoses combattent la réalité de la mort. La vie est un objet perdu, recréée par l’art. Et Thalmann le fait avec un bonheur sans pareil. Le format s’agrandit. Évolution en forme d’ascension. Il faut voir avec quelle légèreté les éléphants de la longue marche tombent sur les visiteurs sans les écraser.
Georges Bratschi, extraits de La Tribune de Genève,
14 septembre 1982.
Nuit claire, acryl et huile sur toile, 180x250cm, 1986.
Le long voyage,acryl sur toile, 130 x 162 cm, 1982.
Le Point du jour, acryl et huile sur toile, 180 x 250 cm, 1986.
L’île,huile et acryl sur toile, 161 x 114 cm, 1983-1984.
Tableaux /épitaphes
Lecteur des poètes, Thalmann connaît leurs lieux, leurs bars – le White Horse de Dylan Thomas, à New-York, où il est mort. Bouteille et verres sur la tête, un personnage ailé d’arc-en-ciel tremble et s’esclaffe devant nous. Le rectangle bleu est là, omniprésent dans ce tableau plus bleu-noir que les autres. Un salut ironique à la compagnie des peintres, qui oublient la poésie des poètes un peu plus souvent qu’il ne siérait ? Je n’en mettrais pas ma main au feu, mais je sais que Gérard est capable de l’y mettre. Il a fait, comme tout peintre fasciné par la pensée visuelle, un pacte avec la peinture : comme on en fait, la nuit, avec une femme, ou avec un ami. Ainsi l’histoire de la peinture continue-t-elle, mine de rien, à travers tout ce qu’on en dit, tout ce qu’on n’en dit plus. Gérard Thalmann est l’homme qui veille au feu, pas seulement pour y plonger la main, ou les yeux, mais pour qu’on continue d’y voir un peu plus clair, par-delà toutes les fenêtres murées de la peinture.
C’est évident : on va toujours au-delà ; mais aujourd’hui les tableaux ressemblent à des pierres sans épitaphe. On n’y lit rien que des noms, des dates – et encore, pas toujours. On y circule comme dans un grand cimetière, en contemplant les arbres au-dessus des morts. Parfois, on leur apporte des fleurs, mais la plupart d’entre eux sont condamnés à l’oubli, à l’indifférence des caves. Gérard Thalmann le sait. Il sait qu’on peint, qu’on écrit toujours au-delà de sa mort, pour d’autres vivants, d’autres passants du monde. Il aime les épitaphes : « Ce sont toujours les autres qui meurent » ( Marcel Duchamp ), « Je cherche l’or du temps » ( André Breton ). Mais pour lui la plus belle est celle de W.B. Yeats : « Jette un œil sur la vie, la mort. Passe, cavalier ! » Ses tableaux nous y invitent. À nous de savoir passer, en cavaliers, à travers ses beaux tableaux de passeur.
Alain Jouffroy
Extrait du catalogue de l’exposition
Passe cavalier !, Galerie Pascal Gabert, Paris 1988.
Le Troisième œil, acryl et huile sur toile, 98x100cm, 1987.
«4+4 = 44 x 2 = 88» Théorêve, acryl et huile sur toile, 146 x 114 cm, 1988.
Sans titre, acryl et huile sur toile, 250 x180 cm, 1988.
Changer le tableau du monde
Le monde change, reste à changer encore, sans obéir à la loi ambiguë du laisser-faire.
Changer le monde, c’est aussi changer le regard, changer l’image du monde. Changer la langue, mais surtout changer de langue. Changer le corps, mais surtout changer de corps. Aucune forme de passivité n’est excusable, sauf par la maladie. Cas particulier : changer les tableaux, pour changer le tableau du monde. Il s’agit en effet d’apprendre à voir, à lire, à déchiffrer toutes les ambiguïtés. Certains peintres nous y incitent : Gérard Thalmann par exemple. C’est ce qu’on appelle des exceptions, qui ne confirment pas forcément la règle. En regardant ses tableaux, je les change. Quand il en parle, il les change aussi. Vous pouvez les changer vous-même, en attendant de vous perdre dans leurs entre-voies. Je m’y suis mis, dans l’allégresse d’une feinte innocence, comme si j’étais leur défenseur, alors que le peintre, parfois, les envenime comme des flèches contre les mots. De toutes manières, quoi qu’il arrive, c’est le peintre qui aura, finalement, raison contre les mots, puisque ses tableaux suscitent inévitablement d’autres lectures.
Alain Jouffroy, catalogue de l’exposition
à la Galerie Pascal Gabert, Paris 1990.
Sans titre ( homme et chien ), acryl sur toile, 100,5 x 81 cm, 1990.
Suite lyrique ( l’origine ),acryl sur toile, 180 x 250 cm, 1991.
Graffitis et écritures
La peinture de Thalmann tente de véhiculer les divers temps de la peinture. Non pas seulement le temps d’exécution de l’œuvre elle-même ( cela compte, et l’on sait en observant un tableau Renaissant qu’il a exigé beaucoup plus de temps d’élaboration qu’un tableau du XVIIIe siècle par exemple ), mais les temps possibles dans lesquels elle s’inscrit. Les graffiti et écritures seraient des formes de pulsions niant le temps d’exécution de la toile. Ils auraient
une valeur iconoclaste en apportant une contradiction
à l’intérieur même de l’œuvre.
Comment un amoureux de la peinture comme Gérard Thalmann peut-il se proclamer iconoclaste ? Rassurons-nous : les graffitis et écritures ne sont là qu’en fonction d’une impérieuse sollicitation plastique. Non pas une calligraphie vide de sens, mais le geste libre dont la gratuité est cependant nécessaire à l’équilibre général de l’image qu’il semble perturber. D’ailleurs certains tableaux n’ont pas eu besoin de ce type d’intervention. […] C’est que, visuellement, un tracé supplémentaire n’y aurait correspondu à aucune nécessité plastique. Croyez bien que si Thalmann l’avait risqué, il aurait reconnu son erreur et aussitôt renoncé à son tableau. Ainsi sont les peintres : d’autant plus férocement exigeants avec eux-mêmes qu’ils se veulent absolument libres dans le choix de leurs moyens plastiques. Sous ce double rapport, je connais peu de peintres aussi pleinement peintres que Gérard Thalmann.
Jean-Luc Chalumeau
Extrait de Opus International n°119, 1990
Gérard Thalmann : changer la peinture, le peintre, le monde...
Diogène,acryl sur toile, 100x81cm, 1992.
Mallorca 2,acryl sur toile, 200 x 200 cm, 1994.
Révolution(s)
Le peintre, comme peintre – avec son atelier – ne peut pas se dire, ni dire le monde. S’il ne peut pas dire, la succession de l’énonciation, la séquence de l’Histoire, le discours sur la nature ne sont pas son affaire. D’autres s’en chargent, plus ou moins bien. Lui peut faire penser à voir et, dans ce cas, son programme est si universel, si encyclopédique qu’il déborde largement les encyclopédies, parce qu’il n’est pas classement. Il est évident aujourd’hui que l’ordre des choses connues est aussi énorme que l’ordre des choses encore à connaître est infini. Dans cette caverne, il continue d’y avoir des peintres.
La fonction de la peinture n’est plus assignable. Si elle ne disparaît pas – la peinture – elle est face à son immense et nécessaire inutilité. Elle est inactuelle et dérisoire.
Elle ne s’apprécie pas – ni sans doute ne s’élabore – sans paradoxe. Elle ne dit pas que cela change, ou doit changer. Gérard Thalmann se comporte comme un sujet social qui agit dans le changement, la conscience matérielle du changement, et le changement n’a de relative évidence que s’il est en rapport avec l’immense mémoire que nous transportons et qui nous transporte.
Ce qui revient à laisser penser – et même à y pousser par tous les moyens – que la peinture, dans l’atelier, dans les galeries, demeure un foyer de révolution. Qu’elle est donc toujours actuelle. Et qu’il n’est même pas inutile d’en parler. Même lorsque ce ne sont pas des peintres qui font les mélanges.
Jean-Philippe Chimot,
L’Art, effacement et surgissement des figures,
Hommage à Marc Le Bot, 1991
Atelier XXe siècle, acryl sur toile, 150 x 150 cm, 1999 - 2001.
Ce court XXe siècle,acryl sur toile, 150x150cm, 1999.
À la bonne heure ou les saisons de Thalmann
Saison vient du latin satio, semailles, qui finit par désigner métaphoriquement tout moment par excellence de l’année, tout passage à ne pas rater. C’est ainsi qu’assaisonner veut d’abord dire « cultiver à temps ». En italien, stagione – on pense à Vivaldi – marque un arrêt dans le temps, une station, un suspens, et renvoie aux étapes du soleil dans les zones zodiacales. Mais pourquoi quatre saisons ? Et comment se fait-il que cette division de l’année résiste à l’explication simple ? La question, croyez-moi, conduit tout droit au bonheur de Thalmann, à son été dans la peinture.
Le motif des quatre saisons est en réalité une affaire d’artiste, et cela dès l’Antiquité. La convention s’en est imposée dans le domaine de la peinture et des autres arts figurés. En sont parvenus jusqu’à nous quelques mosaïques et quelques souvenirs littéraires. Dans la grande procession organisée par le roi Ptolémée Philadelphe à Alexandrie, l’année était incarnée par un géant costumé en personnage tragique, qui tenait une corne d’abondance, accompagné d’une femme symbolisant les fêtes et les concours théâtraux. Le couple était suivi de quatre personnages féminins, les Heures ( les Saisons ), chacune portant les fruits qui lui correspondent.
Pour les humains, l’hiver, l’été, le printemps ou l’arrière-saison ( l’opóra ) correspondent en fait à l’âge. De telle sorte qu’il leur faut passer d’une heure de la vie à l’autre pour connaître les métamorphoses que la nature vit et revit au rythme des années. C’est ainsi qu’Aristote explique, à partir du caractère irréversible de la calvitie, ce qui distingue l’humain des autres règnes vivants. Pas de cycle pour l’individu. La collectivité seule peut mourir et renaître. Le marcheur que l’on retrouve sur plusieurs toiles de Thalmann, s’il n’était Van Gogh, pourrait être grec. Le bûcheron aussi qui lui répond en diagonale dans le cercle des saisons. Ils me rappellent ces hommes armés de haches, ces ancêtres qui précédaient la procession des Athéniens vers Delphes, recommençant chaque année le tout premier voyage. Leurs haches défrichaient, débroussaillaient, ouvraient le chemin qui conduisait chez Apollon, signifiant que la maîtrise de l’espace est un préambule nécessaire à l’apprivoisement divinatoire du temps.
Philippe Borgeaud
Catalogue de l’exposition Saisons,
Galerie Pascal Gabert, Paris, 2002.
4 saisons,acryl sur toile, 120 x 120 cm, 2001.
Cycle, acryl sur toile, 180 x 240 cm, 2002.
Été, acryl sur toile, 132x162cm, 2002.
Les pigments de l’entendement
Thalmann est iconoclaste. Il l’est aussi avec les femmes de Cranach comme Nerval l’était avec les femmes du Caire. Un tableau, un poème jouent avec des voiles.
Le numérique est un nouveau voile à soulever. Derrière ce voile, il y a une substance rétinienne qui bat. Comme le sourire d’un chat sans chat. Ou bien comme chez Joyce. Chaque tableau de Thalmann soulève un voile comme chaque phrase de Joyce ouvre une trappe. On ne sait pas du tout quand on descend ou quand on monte dans l’intensité du sens.
Les récentes œuvres de Gérard Thalmann nous disent que seules des perceptions peuvent être présentes à l’esprit et ce qu’on appelle conscience n’est peut-être que l’assemblage et l’enchaînement des seuils qui constituent l’ensemble de la perception. Il y a donc une connaissance perceptive qui ne nous est pas donnée dans l’intuition et que les œuvres d’art produisent.
Les idées sont tirées de la perception : tirées, cela ne signifie pas que les idées deviennent des images et les idées d’un artiste n’ont ni à ressembler aux choses ni au sujet qui les émet. Nous reviendrons sur cette question, au risque de la répéter. Tirées de la perception, les idées, pour Thalmann, sont les pigments de l’entendement, ce qui s’accroche à la surface de l’entendement, ou en dérive ; des clinamens1. Comment l’étendue se mêle à la couleur, c’est une idée, en peinture, tirée de la perception. Et c’est une idée aussi en poésie.
Depuis le soleil, la lune, les étoiles, les bougies, le feu, les poètes, les peintres font partie de cette société anonyme de porteurs d’ombre que Duchamp réunissait dans ses aphorismes en les éclairant par toutes les sources de lumière. Mais lorsque, aujourd’hui, ils utilisent, de plus en plus nombreux, le numérique, les artistes ne puisent plus à la source de la lumière extérieure. L’informatique n’est certainement pas une nouvelle allégorie qui nous plonge dans les ténèbres de la caverne des temps modernes et traite surtout des perceptions plutôt que des images. Nous voudrions insister sur cette différence parce qu’elle n’est justement pas suffisamment perçue : l’image reste un concept trop large qui ne rend pas toujours compte des différentes orientations perceptives contemporaines. Ce que trouve un peintre comme Gérard Thalmann, dans l’horizon informatique, ce ne sont pas tant des images que des dispositifs traitant de ces orientations perceptives tout au long de structures qu’il parcourt : structure ponctuelle, structure linéaire, structure de surface, structure de volume. Et des relations à des codes structuraux. Ni ces orientations, ni ces structures, ni ces relations n’ont besoin de la lumière extérieure qui reste l’affaire virtuelle du peintre. L’ordinateur actualise ce que l’artiste virtualise : le virtuel s’oppose sans doute à l’actuel comme nous l’a appris Gilles Deleuze, mais dans le traitement informatique, l’un et l’autre deviennent compossibles. C’est comme si la lumière ionienne qui avait éclairé Thalès et qui permettait aux sens d’agir par contact, tombant du Ciel mâle dans le sein de la terre ( la peinture pour Thalmann est l’expression de cette tombée ) s’accordait au nombre pythagoricien : une lumière conceptuelle que l’informatique maintenant fait rayonner. Et cette entente ouvre l’ère de considérations intempestives où l’on ne sait plus, du virtuel et de l’actuel, […]ce qui fait la part entre ce qui est perçu et conçu.
D’une image ou d’une représentation, on peut sans doute dire que l’une fixe le perçu, l’autre revient sur lui. De la métaphore, qu’elle est le nouage entre l’image et la représentation. Mais le tableau comme le poème font du perçu une métamorphose par laquelle les éléments qui composent le tableau comme le poème sont contemporains d’eux-mêmes. Contemporain signifie vide de tout a priori. Les éléments perceptifs sortent du cadre spatio-temporel de nos représentations parce que ce cadre ne leur préexiste pas. Les éléments poétiques et picturaux créent la dynamique spatio-temporelle de notre perception.
Nous ne percevons que ce qui est créé. Nous ne créons que ce qui est perçu. Et c’est cela que nous dit un peintre, un poète, un musicien. Ce qu’on appelle conscience n’est que l’hallucination de cette opération perceptive. Sur cette hallucination, nous n’avons pas d’autres interlocuteurs que les œuvres d’art. Dont celles de Thalmann qui ne don-nent pas une nouvelle image ni une nouvelle représentation du réel, mais une nouvelle pertinence picturale en traitant la perception informatique pour ce qu’elle est : un puissant ready made de notre conceptualisation collective en attente de nouvelles perceptions.
Philippe Sergent
Catalogue de l’exposition Au Pigment, Galerie Pascal Gabert, Paris, 2006.
Li Po à l’arbre rouge, acryl sur toile, 81 x65 cm, 2010.
White Horse Tavern, jet d’encre sur papier, 92x132cm, 2003.
Vers Léda, acryl et huile sur toile, 130 x 195 cm, 2005.
Viva México 13, jet d’encre sur papier, 120x80cm, 2004.
Africa, acryl et huile sur toile, 100x81cm, 2006.
Jeu d’ancre, acryl et huile sur toile, 46x38cm, 2006